Je dois vous avouer quelque chose : je ne m’attendais pas à ça. Je m’étais dit que j’allais lancer ma petite newsletter tranquille dans mon coin. Et puis, boum : vous êtes aujourd’hui pas loin de 700 à recevoir mes divagations dans vos boîtes mails. Comme les pèlerins des Cantos d’Hypérion devant les Tombeaux du Temps, me voilà subjugué, ébloui, effrayé aussi, un peu. Merci, donc, et encore merci. Pour poursuivre l’aventure ensemble, n’hésitez pas à me dire ce que vous pensez de Présence SF sur Twitter, ici en commentaire, par mail, etc.
Le ou la précog, c’est quelqu’un qui a des choses à dire sur le sujet qui nous intéresse ici. Cette semaine, il s’agit de Catherine Dufour. Catherine, j’ai eu la chance de la rencontrer aux Utopiales, en 2018, quand on ne se posait pas encore la question de la tenue ou non d’un événement en “présentiel” (quel horrible mot).
Et c’est le genre de rencontre qui vous marque dans votre petite carrière journalistique. Non seulement par la qualité de l’échange, mais aussi, et surtout, parce que humainement, on a senti qu’on était sur la même longueur d’onde. Catherine est informaticienne, et auteure de SF, mais pas que. Elle écrit aussi bien de la fantasy burlesque à la Terry Pratchett, que des variations sur Twilight qui serait hybridé avec Deleuze et Bourdieu. Engagée au sein du collectif Zanzibar, elle cherche à “désincarcérer le futur”. Une mission à laquelle elle s’attelle dans la cadre de l’écriture de son futur ouvrage. Avec elle, on évoque (entre autres) la nécessité d’écrire une SF plus optimiste. Même si c’est compliqué.
Présence SF : C'est quoi pour toi, la science-fiction ?
Catherine Dufour : J’ai ma définition. Qui m’est très personnelle. A chaque fois que je la donne, tous les autres auteurs et autrices autour de moi me disent "non, mais ce n’est pas du tout ça !" Si tu as envie de mettre de l’animation dans un dîner, il suffit de demander : "Alors, quelle est la définition de la science-fiction ?" Suit un siècle de dispute.
“La science-fiction est une littérature d'alerte, mais aussi une littérature d’habituation”
Pour moi, la science-fiction, c'est d'aller voir dans les laboratoires ce qui se prépare, et de projeter ça dans le champ social sur une période de 10 à 150 ans. La science-fiction est une littérature d'alerte, mais aussi une littérature d’habituation : à force d'entendre parler ou de voir, par exemple, des communicateurs à distance, comme le communicator de Star Strek, on est moins surpris quand on les voit arriver dans la réalité.
Cela permet de mettre en route quelques neurones pour travailler sur le futur, en avoir moins peur et l'aménager au besoin. Le souci principal est que les scientifiques ont vraiment le syndrome du bouton rouge. Si tu mets un scientifique dans une salle avec un gros bouton rouge sur lequel est écrit "si vous appuyez, c'est la fin du monde", il appuiera. Lise Meitner, au début des années 1930, a constaté que lorsqu’on bombardait un atome d'uranium 235, au lieu d’obtenir un atome plus lourd, on obtenait une fission qui laissait échapper une grande énergie. Elle a formalisé ça et l'a publié dans Nature, en 1938. C'était LE truc à ne pas faire. Ne jamais compter sur les scientifiques pour se méfier des sciences. Donc, c'est à nous, citoyens et citoyennes, de le faire, et à celles et ceux qui veulent écrire de le mettre en scène.
Tu parles de littérature d'habituation, donc ça veut dire que la SF ou l'anticipation ont un impact fondamental sur la représentation qu'on a du futur, mais aussi de notre présent ?
La littérature de SF ne peut parler que du présent. Chaque fois que tu relis des livres de SF qui essayaient de prévoir le monde il y a 50 ans, le grand écart est flagrant. En 1900, les auteurs de SF ou d'anticipation imaginaient qu'en l’an 2000, on se chaufferait tous au radium...
“La SF ne parle que du présent, mais d'un présent qui s'intéresse au futur”
La SF ne parle que du présent, mais d'un présent qui s'intéresse au futur. Il ne faut pas croire que tout le monde s'intéresse au futur : il y a des gens qui refusent de lire de la SF parce qu’elle parle d'une époque où ils seront morts. Ils ne veulent tout simplement pas en entendre parler. Mais d’autres gens n’ont pas peur, et ce sont eux qui lisent ou écrivent de la SF. La SF ne peut pas toucher tout le monde, ça, c'est très clair. Mais après tout, on est tous différents et heureusement.
Donc, c'est une littérature d'individus angoissés ou de gens qui ont le courage de se confronter à l'avenir, donc à la mort ?
On peut se jeter des fleurs en disant que oui, c'est une littérature de gens qui ont le courage de penser un peu plus loin que le bout de leur nez. Cela dit, tout un pan de la littérature de SF va plus travailler dans la symbolique, en choisissant le genre du space opera par exemple. D’un côté, Alain Damasio va te dire que toute SF est profondément politique, tandis que Romain Lucazeau insistera sur l'aspect philosophique du genre. Chacun, chacune voit la science-fiction à sa façon. La mienne, c'est de la considérer comme une littérature d'alerte.
Comme quand j'évoque l'ubérisation du travail dans ma nouvelle Pâles Mâles, où j'imagine que l'individu moyen va avoir une visibilité de 24 heures maximum pour son gagne-pain. Ce genre de situation pourrait casser toute capacité à se projeter dans l'avenir.
“On a toutes et tous une sensation d'avenir bouché”
Certains auteurs disent avoir du mal à se projeter ces dernières années. Parce que, comme on le dit souvent, la réalité dépasse la fiction. Est-ce que ce n'est pas trop dur pour ton processus d'écriture ? Est-ce que tu ne te demandes pas : “Qu'est ce que je vais pouvoir envisager pour que mon livre ne soit pas ...
... immédiatement obsolète ?” Au XXe siècle, tout le monde avait vaguement son idée sur l'an 2000. Aujourd'hui, existe-t-il une seule personne qui rêve du XXIIème siècle ? On a toutes et tous une sensation d'avenir bouché. Avec d’un côté le concept de singularité technologique d'un Vernor Vinge, qui met le doigt sur le fait qu'on ne sait pas quelles sont les limites que va exploser la science en 2050. De l’autre, et de cela on est certain, à partir de 2050, on va tous mourir soit noyés, soit cuits, plus sûrement bouillis. Cette sensation d'avenir bouché est très caractéristique d'une sorte de dépression généralisée dont il faut absolument sortir. Parce que si on imagine l'avenir de cette façon, c’est ce qui va advenir.
Il est indispensable d’écrire de la science-fiction avec des lueurs d'espoir. C'est ce que j'essaye de faire, même si on me dit que l'espoir ne se voit pas à l'œil nu dans mes textes.
Est-ce que c'est plus compliqué de créer quelque chose d'un peu optimiste ?
Toujours. La culture générale, elle se fait au prix de ta santé mentale. Actuellement, j'en suis à me tourner vers la littérature feel good parce que je ne veux pas que mes fils, qui ont lu courageusement 1984 et Le Meilleur des mondes, sombrent dans la tristesse.
Pourtant, en tant qu'auteure, je sais que le ressort narratif a besoin de catastrophes. Mais je commence à considérer qu’une littérature positive est strictement aussi indispensable que l'aspirine.
“Le transhumanisme, je n'y crois que très peu”
Par ailleurs, dans les représentations du futur tel qu'il est pensé actuellement, c'est un peu éreintant d'être coincé entre d'un côté la singularité et/ou le transhumanisme, et l'effondrement de l'autre.
Absolument. Il va y avoir probablement quatre ou cinq personnes, les plus riches, qui vont devenir immortelles, et ça nous fera une belle jambe. On continuera à être dirigés par les mêmes vieillards dans des corps de jeunes, mais cela ne concernera absolument pas toute l'humanité. Le transhumanisme, je n'y crois que très peu, en tout cas à court ou moyen terme, en ce sens qu'on est encore incapable de vider un hôpital. La seule cellule immortelle que l'on connaisse, c'est la cellule cancéreuse. Le transhumanisme, pour moi, c'est à l’échelle de quelques siècles. Est-ce que l’humanité sera encore vivante ? Voilà une excellente question. Le transhumanisme est une chose cocasse à imaginer, mais ce n'est pas vraiment le danger qui est à notre porte.
Celui qui est bien présent en revanche, c'est le réchauffement climatique. Là, en termes de représentation, on est du côté de l'effondrement de nos civilisations. Et ce n'est pas une vision particulièrement agréable…
Effectivement, mais cela donne de superbes œuvres comme The Road ou La parabole du semeur. De fait, avec la catastrophe climatique, il y aura très vite de plus en plus de gens sur des espaces de moins en moins vivables, et tout va devenir très compliqué pour l'humanité. Et il n'y a pas tellement de solutions.
“Les récits fédérateurs qui disent qu'on peut y arriver tous ensemble sont essentiels”
Du coup, comment on retrouve de l'optimisme et de la joie ? Est-ce que c'est un programme politique ? Tu ne fais pas mystère du fait que tu es engagée plutôt à gauche. Est-ce que c'est quelque chose de l'ordre de la mission ?
Absolument, mais ce n'est pas la mienne, c'est celle de toute la société civile. Elle s'est bien rebiffée ces dernières années grâce notamment aux réseaux sociaux, qui n'ont pas tous les défauts du monde. Énormément de choses se sont mises en place, et on peut en trouver des exemples dans le livre Utopies réelles de Erik Olin Wright. Pour parvenir à changer les choses, les récits fédérateurs qui disent qu'on peut y arriver tous ensemble sont essentiels.
Parmi les batailles politiques à mener, celle du féminisme te tient à cœur. Comment tu considères ce qui se passe en ce moment autour des éditions Bragelonne ? [Dans une enquête publiée le 21 avril par Médiapart, le patron de cette importante maison des littératures de l’imaginaire, Stéphane Marsan, est accusé par une vingtaine de femmes de comportement inapproprié à connotation sexuelle]. Comment, pour jouer sur l’expression “désincarcérer le futur”, désincarcérer le secteur de la SF de sa gangue patriarcale?
Comment on fait pour venir à bout du patriarcat ? Tu me poses cette question comme ça, d'un coup ? [rires]. En l'occurrence, dans l'affaire que tu évoques, il faut faire exactement ce qu'on a fait : tu les tannes. Tu fais des articles, tu réunis des témoignages. Il faut bien comprendre qu'on ne veut pas la peau de Marsan, mais qu’on voudrait juste qu'il range ses gonades parce que c’est insupportable. Maintenant, comment est-ce qu'on fait pour éviter qu'une bande de vieux ahuris donne des prix à des gens comme Polanski ? C'est une excellente question. Mais je me rassure peu à peu. J'avais peur que la pression retombe après #MeToo parce que le féminisme se structure par vagues, toujours suivies d'un backlash. Et là, pour le moment, ça ne retombe pas. Il y a eu une prise de conscience et une ouverture des esprits. Et ça, c'est un vrai bonheur.
Dernière question que je vais poser à chaque intervenant par ici : est-ce que tu as des recommandations de lectures, de films ou autres ?
Récemment, j'ai relu Le Guin, que je conseille toujours, et dont j'ai préfacé La main gauche de la nuit. Il y a aussi Becky Chambers, qui signe une trilogie formidable parue chez l'Atalante. Et puis Liu Cixin et sa trilogie Le problème à trois corps chez Actes Sud, évidemment ! Et pour aller plus loin dans l’utilité de l’imaginaire au monde futur, le formidable livre d’Ariel Kyrou, Dans les imaginaires du futur : entre fins du monde, IA, virus et exploration spatiale, chez ActuSF.
Oxygène, Aja reconfine Mélanie Laurent
Le premier film du réalisateur français Alexandre Aja que j’ai pu voir, c’est Piranha 3D. Ses précédentes œuvres, qui empruntaient au genre horrifique, m’étaient en effet interdites : je ne suis pas client du genre, pour la simple et bonne raison que j’en fais des cauchemars. Alors quand mon algo Netflix a suggéré que je me penche sur le nouveau film du bonhomme, Oxygène, je me suis précipité sur la chose.
De la SF ambitieuse made in France ? Voilà qui déjà ne laisse pas indifférent. Quant au scénario, il tient en quelques lignes : une femme se réveille dans un caisson cryogénique, bardée d’électrodes et autres perfusions. Amnésique, elle ne sait comment ni pourquoi elle s’est retrouvée là. Il va falloir qu’elle fasse vite si elle veut obtenir des réponses, puisqu’il ne lui reste qu’une heure quarante d’oxygène, soit la durée du film. Unité de temps, unité de lieu : on est clairement sur un exercice de style. Alors, comment Aja s’en sort ?
Les avis sont assez tranchés. Parmi les fans de science-fiction qui m’ont répondu sur Twitter, le négatif l’emporte : “Vu le premier et le dernier quart d'heure, j'ai dormi entre, et du coup j'ai trouvé ça pas mal pour un court métrage”. Loin d’être aussi radical, il me semble que sans être un chef-d’œuvre, Oxygène réussit à tenir le spectateur en haleine en respectant son dispositif, et les codes d’un genre auquel le réalisateur se frotte pour la première fois. Si les clins d’œil sont parfois appuyés (l’ordinateur de bord, Milo, est un HAL version française doté de la voix de Mathieu Amalric, la date 2001 est présente sur un dossier…) et le scénario peu surprenant, on se laisse embarquer dans la quête claustrophobe de Mélanie Laurent. Qui aurait sans doute gagnée à se vivre en salle.
Le film est disponible sur Netflix
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